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Wolfgang Amadeus Mozart
Don Giovanni | Don Juan
Quelques années après que Peter Brook a donné sa vision de Don Giovanni [lire notre critique du DVD], Bel Air Classiques propose celle de Dmitri Tcherniakov, filmée elle aussi au Festival d’Aix-en-Provence, en juillet 2010. Pour qui n’a pas la possibilité de suivre pas à pas le travail du metteur en scène à travers Europe et Russie – comme La fiancé du tsar, dernièrement à Berlin [lire notre chronique du 19 octobre 2013] –, le label français a largement contribué à faire connaître ses Dialogues des carmélites munichois [lire notre critique du DVD et notre chronique du 9 juillet 2010] et Wozzeck moscovite [lire notre critique du DVD]. Le mélomane est donc excité et inquiet de découvrir quels bouleversements va subir le chef-d’œuvre de Mozart et Da Ponte, créé à Prague le 29 octobre 1787, entre les mains de Tcherniakov – lequel évoque sa vision dans un reportage d’une demi-heure tourné du côté des coulisses.
Les personnages, tout d’abord, tissent une généalogie de feuilleton télévisé. Donna Anna, descendante du Commandeur et nouvellement fiancée à Don Ottavio, a pour fille d’un premier lit Zerlina qui vient d’épouser Masetto. Sa cousine est Donna Elvira, épouse délaissée par un rôle-titre duquel semble friand un jeune parent qui vit dans la demeure, Leporello. Tout cela est anecdotique, à l’inverse des événements se déroulant dans le huis clos d’un salon bourgeois, vus sous un nouveau jour. Ainsi, Anna connaît très bien l’identité de celui à qui elle s’est donnée, peu avant la mort quasi accidentelle du Commandeur. Son accusation ultérieure est donc moins le fruit d’une illumination que d’une stratégie. Hélas, d’autres propositions conduisent à des impasses plus ou moins sottes.
Lorsque Tcherniakov parle d’un rôle-titre en décalage avec ses congénères – « il apporte une sorte de motivation afin qu’ils révèlent leurs vraies couleurs, qu’ils écoutent la petite voix et qu’ils se débarrassent de toutes les inepties qui constituent leurs vies, car ce ne sont que des désillusions » –, on songe à la « visitation » pasolinienne de Teorema, à la différence que la jeunesse et le cynisme ne sont pas ses armes. C’est avec ses blessures, sa solitude extrême de quarantenaire désabusé que Don Giovanni attire la pitié puis, en dépit des apparences, agit pour autrui – « il révèle et nourrit quelque chose en chaque femme, il les incite à changer de vie et puis il les quitte ». Bo Skovhus est formidable de justesse et de nuance pour incarner le rabâcheur de discours, entre épuisement nerveux et sursauts hystériques dignes d’une Cassandre incomprise.
Les autres rôles sont également bien distribués, au service d’ensemble vocaux soignés : Kyle Ketelsen (Leporello) ample et ferme, David Bižić (Masetto) robuste et leste, Colin Balzer (Ottavio) soyeux et délicat, Marlis Petersen (Anna) efficace quoiqu’un rien acide, Kristine Opolais (Elvira) au chant facile et évident, Kerstin Avemo (Zerlina) forte de sa présence autant que de sa précision, ainsi qu’Anatoli Kotcherga (Commandeur). En fosse du Théâtre de l’Archevêché avec les Freiburger Barockorchester, Louis Langrée fait honneur à la partition qui tient une place centrale dans sa vie et sa carrière, depuis sa découverte au seuil de l’adolescence. Vitalité, vivacité et tonicité sont au rendez-vous, permettant de surnager aux pires moments scéniques du spectacle [lire notre chronique du 3 juillet 2010].
LB